#19 – De Jeanne, la Parisienne (4ème partie)

Nous terminons cette visite des statues consacrées à Jeanne d’Arc, avec les deux dernières édifiées au XXème siècle.

Basilique du Sacré-Cœur (XVIIIème arrondissement)

jd14Il y a une statue souvent oubliée, et pourtant elle domine Paris. Jeanne, chevauchant son étalon, arborant son épée, symbole de la main de Dieu, se dresse sur la façade du Sacré-Cœur, au côté de Saint-Louis, juste à la gauche de Jésus. Après l’abondance de l’âge d’or, il fallut attendre novembre 1927 pour que cette statue soit installée. Elle est l’œuvre d’Hippolyte Lefebvre (1863-1935) et venait remplacer une statue de Saint-Martin. La Basilique du Sacré-Cœur a une portée symbolique très forte puisqu’elle est l’expression d’un vœu national, ayant pour objectif d’expier les péchés des français depuis la révolution de 1789 et dont la punition fut la défaite de 1870. Placée sur la butte d’où partit l’insurrection des communards, la Basilique devait à la fois rappeler la puissance de l’Eglise (à une époque où l’anticléricalisme montait en force) et de la France. Il fallait donc placer au côté de Jésus qui trône sur la façade, face à Paris, deux personnages forts, représentant de la puissance divine et patriotes. Et après sa canonisation en 1920, Sainte Jeanne d’Arc s’imposa logiquement, au côté d’une autre forte figure, Saint-Louis. A la fin du XIXème siècle, la figure de Jeanne d’Arc mobilisait une France meurtrie par la perte de l’Alsace et de la Moselle. Dans l’entre-deux guerres, Jeanne d’Arc adoptait également un visage rassurant et protecteur pour une France blessée après la Grande Guerre. Pour les asseoir encore un peu plus, quelques artifices les accompagnèrent. Saint Louis brandit l’épée, pointe vers le bas, et une couronne d’épine, représentant la Justice. Jeanne d’Arc, quant à elle, brandit également son épée, mais levée, prête à frapper les ennemis de la France. En même temps, elle symbolise la sainteté. Le Comité du monument imposa à Lefebvre de la figurer cuirassée, fidèle aux autres statues de Jeanne dans la Capitale. Les précédentes statues avaient déjà commencé à déféminiser Jeanne d’Arc (coupe courte, poitrine s’effaçant derrière son armure …). Celle-ci va finir de transformer Jeanne en figure quasiment masculine, avec sa figure très anguleuse.

 

Pont de Bir-Hakeim (XVIème arrondissement)

La dernière statue de Jeanne d’Arc se dresse sur l’Île aux Cygnes (XV-XVIème arrondissement), à l’opposé d’une autre statue célèbre, objet d’un autre article. Cette statue ne manque pas d’originalité. Premièrement, son nom ne fait pas référence à Jeanne d’Arc puisqu’elle se nomme « La France renaissante ». Deuxièmement, la représentation de Jeanne d’Arc est inédite par rapport à l’iconographie habituelle. Enfin, l’œuvre fut réalisé en 1930 mais elle ne trouva sa place à Paris qu’en 1958. Autant de bizarreries sont certainement synonymes d’une histoire particulière.
jd13Cette statue est l’œuvre de l’artiste danois Holger Wederkinch (1886 – 1959). Elle fut présentée la première fois en 1930 au Salon des artistes français qui se tenait au Grand Palais. Quand on sait que la statue du Sacré-Cœur fut modifiée à la demande du Comité du monument pour correspondre à l’iconographie classique, la représentation dynamique, lyrique de Jeanne d’Arc par Wederkinch allait sans-aucun doute choquer le public français autant que les critiques. Jeanne d’Arc est représentée en cotte de mailles, coiffée d’un casque entouré par un nimbe, brandissant un glaive de la main droite et, à l’opposée, un étendard de la main gauche. Son cheval est en mouvement, ses quatre pieds étant réunis, son museau et sa queue relevés. Dans Le Radical du 6 juillet 1930, Roger Le Baron demeura raisonnable en citant une « Jeanne d’Arc et son cheval équilibriste […] assez étonnants tous deux ». Plus critique, le journaliste de Pawlowski dans l’édition du 04 mai 1930 de Le Journal considérait que « la recherche d’originalité […] paraît excessive ». Enfin, même si certains croyaient en l’artiste, ils étaient circonspects face à l’œuvre tels que Thiébault-Sissons dans Le Temps du 12 juin 1930. Il soulignait que la statue était incontestablement la plus originale du Salon, qu’ « elle manquait de corps », que sa silhouette était curieuse et au final que son exécution était nerveux. Mais, Thiébault-Sissons pensait qu’ « on entendrait reparler de [l’artiste] ». Il n’avait pas tort et pas que pour ses talents d’artiste.
En 1948, Holger Wederkinch décida d’offrir son œuvre à la Ville de Paris, en mémoire de ses années d’étude dans la ville lumière. La communauté danoise était très fière de son don, qui unissait les deux nations, après les difficultés de la guerre subies par les deux peuples. Mais, les Français ne l’entendaient pas ainsi. Comment un autre peuple pouvait s’approprier la Sainte française, héroïne d’une nation ? Comment pouvait-on laisser l’imaginaire d’un artiste étranger s’affranchir de l’iconographie officielle ? Ce don était en fait un cadeau empoisonné pour la ville de Paris. En la refusant, la France créait un incident diplomatique avec le Danemark. En l’acceptant, la ville de Paris froissait une grande partie de ses habitants. Dans un premier temps, la ville temporisa, avec toute la subtilité de notre élite et administration. Après plusieurs mémoires, la statue fut officiellement acceptait en 1953 (délibération 31 décembre 1953 n°433). Dans un deuxième temps, le débat se reporta sur l’emplacement. Quoi de mieux pour gagner du temps que de proposer divers emplacements en se refilant la décision de commission en commission (sachant tout de même que la statue n’emportait toujours pas d’adhésion sur le fond). Premier emplacement : Place Jeanne d’Arc (XIIIème arrondissement). Mais, il existait déjà une statue de Jeanne d’Arc sur le Boulevard Saint Marcel, non loin de là. Deuxième emplacement : dans le square Samuel-Rousseau, entre la rue Saint Dominique et l’église Sainte Clotilde. Bien que proposé par le Préfet de la Seine (dans son rapport du 29 novembre 1954), cet emplacement ne souleva que peu d’enthousiasme (le style de la Statue ne serait pas marié avec l’architecture environnante). D’autant plus qu’il fallait déplacer une autre statue pour y place celle de Wederkinch. Troisième emplacement : Un des conseillers municipaux soumettait l’Ile aux cygnes comme destination possible. Pour certain, cet endroit ne méritait pas de recevoir cette statue car c’était un marécage à l’époque de Jeanne d’Arc. En revanche, d’autre y voyait un clin d’œil aux origines de l’auteur, les vikings ayant abordé Paris par cette île. Mais, c’était sans compter une pétition lancée par le Docteur Proust qui espérait voir la statue place Wagram. Enfin lors de la séance du 31 mars 1955 (n°560), le conseil municipal finit par accepter l’île aux Cygnes comme emplacement. L’histoire ne s’arrêta évidemment pas là puisque la statue ne plaisait pas. En février 1956, retournement de situation, la Commission des Monuments Commémoratifs rendit un avis défavorable à l’érection de la statue car « elle ne correspond pas à l’iconographie traditionnelle ». La Ville ayant déjà accepté le don, que faire ? Quelques semaines après, l’Ambassade du Danemark, l’artiste et la Ville trouvèrent une solution : renommer l’œuvre en ne faisant plus référence à Jeanne d’Arc. Ainsi, naquit « la France Renaissante ». Le 3 août 1956, le décret fut publié au Journal Officiel pour annoncer l’érection de la statue (JO du 11 mars 1956). Enfin, le 22 janvier 1958, la France Renaissante prit place sur l’île aux Cygnes.

 

Même si son passage à Paris fut court, Jeanne d’Arc est nettement présente. 6 statues pour une femme, il s’agit d’un record. Il existe également une statue, à Notre Dame de Paris. Cet hommage florissant dépassa le cadre de nos frontières, avec des statues de Jeanne aux Etats-Unis et même sur les territoires de la couronne britannique, au Canada et en Australie. Au XIXème, sa starification se propagea à toutes les œuvres artistiques. Des livres (Jeanne d’Arc de Wallon (1860) et Jeanne d’Arc de Sépet (1869)). 22 publications du livre de Sépet seront réalisées jusqu’en 1900. Pas moins de 100 biographies lui seront consacrées entre 1870 et 1900.   Des opéras (Jeanne d’Arc de Mermet (1876) et La Pucelle d’Orléans de Tchaïkovski (1879)). Des pièces (Jeanne d’Arc de Duprez (1865), Jeanne d’Arc de Barbier (1873) et L’Epopée de Jeanne d’Arc de Fragerolle (1901)). Trop de jeanne d’arc ?  Possible. Le critique Pierre Weber (La Revue dramatique, 15 mai 1891, t. XXII, p. 231) en vennait même à se plaindre :

« Ne vous semble-t-il pas qu’il serait temps de laisser en repos la mémoire de Jeanne d’Arc ? En effet il ne se passe pas de semaine où l’on n’enregistre deux ouvrages au moins sur la vie et le martyre de la Sainte ».

En tout, s’il s’est un peu calmé, ce phénomène n’a pas été qu’un simple feu de paille au XIXème siècle.

Laisser un commentaire